Sur les chemins de Pagnol

« Sur les chemins de Pagnol »

Résumé de la conférence du 6 octobre 2017 à Velleron (par Pierre Pasquini)

Lorsque la famille Pagnol s’installe pour les vacances à la Bastide Neuve, en 1904, le petit Marcel (né en 1895) ne se doute pas qu’il va y vivre quelques-uns des épisodes les plus marquants de son existence, qui féconderont son œuvre et produiront un monde basé sur ces expériences dans lequel on verra, sinon la Provence, du moins une de ses expressions les plus authentiques. Grâce à Lili, son ami et son initiateur, il parcourt les collines et devient familier de leurs plantes, et de leurs animaux. Après les ruptures brutales que sont la mort d’Augustine, sa mère, en 1910, celle de Lili en 1918, ce pays cristallisera les souvenirs d’une enfance dans laquelle l’imaginaire trouvera inlassablement à s’exercer.

A la fin de ses études, Pagnol est nommé à Paris et vise une carrière théâtrale. Il crée en 1924 avec Paul Nivoix Les marchands de gloire, pièce qui s’attaque très efficacement à ceux que l’on pourrait appeler, après les profiteurs de guerre, les profiteurs de paix. La pièce n’a pas le succès escompté. Pagnol écrit ensuite seul la pièce Jazz, puis Topaze, qui est la première qui le rend célèbre. Elle est un grand succès. Située à Aix-en-Provence elle pourrait se passer n’importe où. Les personnages s’expriment dans un français correct et il n’y a qu’une trace de français régional. « Pendant vingt-cinq ans que je suis été gendarme » (acte 2, scène 1). Le désir de se rattacher au pays natal finit par apparaitre avec Marius. C’est toutefois une pièce parisienne, au départ, sans scènes typiques. Pagnol trouvait que la partie de cartes était de trop et c’est Raimu qui l’a imposée. La façon dont Pagnol en parle est significative. « D’abord parce que la pièce était trop longue, il fallait faire des coupures ; d’autre part, cette partie de cartes n’était qu’un « sketch » qui eut été à sa place sur la scène de l’Alcazar de Marseille, mais qui me paraissait vulgaire et peu digne du théâtre de Réjane » (Confidences, p.183). Débordé en quelque sorte par le succès de la pièce, puis du film. Il donne une suite avec Fanny. Marius est adapté au cinéma par Alexander Korda. C’est un immense succès. Pagnol décide alors d’abandonner le théâtre, de revenir au pays de son enfance et de se consacrer au cinéma.

Il achète vingt-quatre hectares entre la Treille et le Garlaban. Son but est d’édifier une cité du cinéma qui sera un lieu de tournages en décors naturels et pourra accueillir ses propres tournages aussi bien que ceux d’autres réalisateurs. C’est sur ce territoire qu’il tourne Angèle (1934). Une partie du film est tournée devant ou dans la « ferme d’Angèle », une  ancienne ferme abandonnée reconstruite pour les besoins du film. Ce n’est plus une « vraie » ferme, c’est une ferme de cinéma, à mi-chemin entre le décor et l’authentique. Pagnol est même obligé de modérer les ardeurs du maçon d’Aubagne, Marcel Brauquier, en lui disant de ne pas trop soigner la construction. « Ne vas pas chercher, tu fais toujours trop solide, on dirait que tu bâtis pour l’éternité. C’est quand même que du cinéma » lui fait-il remarquer. Il convient de remarquer l’appropriation qui en a fait une œuvre de Pagnol. Parler de la « ferme d’Angèle », c’est faire allusion au film car cette ferme a eu évidemment d’autres propriétaires, puis elle est devenue la propriété de Pagnol et dans le film, elle n’appartient pas à Angèle et n’est jamais nommé de cette manière ! Pagnol installe également à Marseille, rue Jean Mermoz, des studios de cinéma qui devraient en faire une métropole du septième art. Son rapport au terroir n’est donc pas exclusif. Ce n’est pas un retour à la nature. Il travaille en même temps dans la ville, met en place une industrie même si, comme il le déplore, cela l’amène à perdre le caractère familial de l’entreprise.

Mais le terroir du Garlaban reste celui dans lequel il continue ses créations, au moins en partie. La plus emblématique à cet égard est celle de Regain (1937). Là, ce n’est plus une ferme qu’il s’agit de reprendre pour l’adapter aux besoins du tournage, mais un village (Aubignane) qu’il s’agit de construire. Et, de plus, un village en ruines au sommet d’une barre rocheuse. Le défi technique et humain est considérable. Il est relevé grâce à l’entourage de Pagnol et, une nouvelle fois, au travail de maçonnerie de Marius Brauquier.

Il tourne également La fille du puisatier (1940). On peut d’ailleurs toujours voir le « puits de Raimu », nouvelle appropriation linguistique du paysage par l’œuvre de Pagnol. Après les péripéties de la guerre, il abandonne progressivement ses projets. La cité du cinéma qu’il avait projetée restera un désert. Pagnol s’en éloigne, s’installe dans la principauté de Monaco puis la plupart du temps dans son appartement parisien. Mais le Pays du Garlaban, qui ne donnera plus de films, n’a pas quitté son esprit. Il revient dans la deuxième, et dernière partie de son œuvre.

Après Manon des sources commence le cycle des collines qui comporte La gloire de mon père (1957), Le château de ma mère (1957), Le temps des secrets (1959). Pagnol revient à son enfance, à la première partie de sa vie. Il affirme l’ancrage régional dans l’écriture. Il place suffisamment de provençalismes pour que l’action soit bien située en Provence, utilise de même des tournures qui peuvent être repérées comme régionales. Après la gloire professionnelle et sociale qu’il a conquise, Pagnol peut revenir en toute sérénité à son enfance et en fournir un récit, « témoignage sur une époque disparue, », qui va marquer plusieurs générations. Le plus important, dans ces souvenirs, est le passage d’un milieu urbain, celui de la vie quotidienne, à la Provence rurale, qui est celle des vacances, des souvenirs et bientôt de la nostalgie. L’imaginaire que construit Pagnol est d’abord familial. La reconnaissance de la communauté villageoise et la fierté du petit garçon devant « la gloire de son père » en est le pivot. La gloire de son père, qu’on devait regarder comme l’habitant de la ville venu se perdre au milieu de la campagne, c’est de réussir ce qu’aucun villageois n’a encore fait en réussissant le fameux coup double sur les fameuses bartavelles. Et comme la gloire n’existe que si elle est reconnue, le chasseur a besoin de la faire authentifier par tous les membres du village. Commence alors autour des bartavelles un défilé qui réunit tous les personnages du village. Enfin, pour fixer la gloire, Joseph est pris en photo par le curé et devient pour le village « Joseph des bartavelles ». Cette photo ne figure dans aucun des livres, parfois richement illustrés, sur la vie et l’œuvre de Pagnol. Nous admettrons qu’elle était trop personnelle pour être diffusée.

Le château de ma mère est le complément indispensable de cette gloire. C’est un autre monument. Le personnage principal est le chemin que traverse la petite famille, et qui traverse aussi le temps puisqu’il est à la fois le passé, le présent et l’avenir. Pagnol termine le volume par cette vision splendide: « Dans les bras d’un églantier sous des grappes de roses blanches et de l’autre côté du temps, il y avait depuis des années une très jeune femme brune qui serrait toujours sur son cœur fragile les roses rouges du colonel. Elle entendait les cris du garde, et le souffle rauque du chien. Blême, tremblante, et pour jamais inconsolable, elle ne savait pas qu’elle était chez son fils ».

Avec ces souvenirs d’enfance, Pagnol réunit autour d’un paysage à la fois réel et mental la nostalgie de l’enfance et le mouvement généralisé des villes vers les campagnes qui va caractériser le XX° siècle, le retour à la nature, la recherche de l’authenticité, la vie saine, etc. Cette expérience est celle d’une époque. C’est sans doute pour cela, sans négliger son talent d’écrivain, qu’elle a trouvé un si large public. Pour Marcel, c’est un saut par-dessus toute sa carrière, un retour à ce qui l’a fécondée, une immersion dans les paysages qu’il a parcourus et dont il a rêvé. C’est aussi un réconfort dans des temps difficiles avec le décès de sa fille Estelle qui repose au cimetière de la Treille, non loin de Lili. Ce lieu du souvenir n’a sans doute pas été indifférent à l’écriture des souvenirs.

Avec les souvenirs et quelques images de film, c’est une image de la Provence qui va être forgée et se répandre. Une image avec laquelle Pagnol ne serait pas toujours d’accord quand on glisse de Pagnol à la « pagnolade », de façon en grande partie injustifiée. Car le monde de Pagnol n’a rien de bonhomme. Il a des aspects sombres, voire tragiques, que Regain et Angèle ne cachent nullement, par exemple. Il décrit des situations cocasses, parfois de façon très imagée mais en même temps très ferme. Les villageois ont beau être typiques, ils peuvent aussi se conduire comme des salauds. Le sermon du curé de Manon des sources en est un exemple marquant, et Pagnol ne peut se réduire à la pagnolade.

 A la mort de Pagnol, deux Aubagnais, Georges Berni et Lucien Grimaud, inventent le circuit Pagnol. Il reprend, avec des variantes selon la durée du parcours et les possibilités des marcheurs, les sites des souvenirs d’enfance et des réalisations cinématographiques. Dans le parcours, on peut retrouver les lieux des souvenirs d’enfance comme les lieux de tournage des films. Et grâce au raccourci du langage les choses se mêlent. La grotte du grosibou, la Bastide neuve, succèdent ou précèdent la « ferme d’Angèle » ( et non la ferme où fut tournée le film Angèle), le puits de Raimu, etc. C’est sans doute ce qui fait la force et le charme de cette promenade dans le pays de Pagnol. C’est une promenade dans sa vie et dans son œuvre. Pagnol prêtait pourtant à Lili ces paroles assez terribles quant aux sympathiques randonneurs :  « Et puis il y a tous ces imbéciles qui font des excursions. Depuis le temps qu’on leur dit la source du Petit-homme, de temps en temps ils y viennent au moins vingt. D’abord ça dérange les perdreaux et puis, ils ont volé les raisins de la vigne de Chabert et, il y a deux ans, ils ont mis le feu au jas de Moulet…Ce sont des sauvages« . On peut rassurer, s’ils nous entendent, Lili et Marcel: ces visiteurs ne sont pas des sauvages, plutôt des pèlerins qui, comme beaucoup d’autres avant eux, rêvent pendant quelque temps d’un monde disparu et ont un peu trop tendance à le confondre avec la Provence authentique. Ce ne sont ni les premiers ni les derniers. La nostalgie de Pagnol s’accompagne toujours d’un peu de méfiance parce qu’il sait la part d’invention qu’elle contient. Mais si on partage avec lui ce secret on continue à lire et regarder ses œuvres avec plaisir. C’est là la véritable gloire de Marcel Pagnol. (P.P)

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